Paul Delforge – Diffusion Institut Destrée © Sofam

Monument Nicolas DEFRECHEUX et à « l’âme wallonne »

Monument La Légende, initialement dédié à Nicolas Defrecheux et à « l’âme wallonne », réalisée par Joseph Brouns sur un modèle de Joseph Rulot, c. 1965.
 

À la fin du XIXe siècle, le poète wallon Nicolas Defrecheux (1825-1874) jouit d’une célébrité incontestée depuis le succès rencontré par sa fameuse complainte, le Lèyîz-m’ plorer. Celle-ci est parue dans le Journal de Liège en 1854 et est devenue en peu de temps un immense succès populaire grâce à une adaptation d’un air en vogue, extraite de l’œuvre Gastibelza, du compositeur français Hyppolite Monpou. Balayant les vieux préjugés qui perduraient à l’égard du wallon, Leyîz-m’plorer est la première chanson à exprimer en wallon une véritable poésie lyrique. 

Deux ans plus tard, Defrecheux connaît une autre grande réussite avec le cråmignon L’avez-v’vèyou passer ?, à la fois succès populaire et œuvre célébrée en raison de la qualité de son écriture et du vocabulaire wallon utilisé. Collaborateur de l’Almanach de Mathieu Laensbergh (1857-1874) et du Dictionnaire des spots et proverbes wallons de Joseph Dejardin, Nicolas Defrecheux contribue encore à l’émergence de la Société liégeoise de Littérature wallonne, fondée en 1856. Par conséquent, au tournant des XIXe et XXe siècles, l’idée d’ériger un monument en l’honneur de celui qui est considéré comme l’un des précurseurs de la littérature wallonne est vivement soutenue dans tous les milieux wallons, qu’ils soient littéraires ou non.

À la suite d’une idée émise par Paul Gérardy, un simulacre de concours est lancé au printemps 1895 ; un Comité de l’Œuvre du Monument Defrecheux est mis en place qui précise que le monument devra avoir « le caractère d’une manifestation en l’honneur de l’idée wallonne ». Huit projets sont en compétition (ils seront exposés à la vue du public après la délibération), mais déjà une esquisse de Joseph Rulot a été retenue à l’unanimité : articulées autour d’un tertre rocheux surmonté d’un tronc d’arbre, quatre figures allégoriques – la Légende, la Poésie, la Fantaisie, la Naïveté – sont entourées de 7 personnages empruntés aux textes de Defrecheux ; occupant une surface de près de 40 m² au sol, et sur une hauteur de 6 mètres, l’ensemble est complété par trois scènes : un cråmignon d’enfants, une femme racontant des histoires à deux enfants, une jeune fille – près d’une fontaine – en admiration devant le médaillon du poète.

Sculpteur en vogue, Joseph Rulot (1853-1919) a été formé à l’Académie des Beaux-Arts de Liège (1871-1881) et plusieurs récompenses saluent cet artiste scrupuleux et tourmenté. Nul ne conteste son talent ; c’est d’ailleurs pour cela qu’il est nommé professeur de sculpture à l’Académie de Liège en 1904, en remplacement de Prosper Drion. Nul ne conteste non plus sa sensibilité wallonne : amis de nombreux jeunes artistes et écrivains qui se revendiquent Wallons (revues Floréal et La Wallonie notamment), il est l’un des rapporteurs importants du Congrès wallon de 1905. Nul ne conteste davantage sa large culture classique, son imagination débordante et sa créativité originale. Pourtant, candidat malheureux à la réalisation d’un monument César Franck à Paris (1904), il pêche par une forme d’insatisfaction permanente qui le conduit à rarement concrétiser ses projets. Ainsi en est-il du monument Defrecheux auquel il consacre l’essentiel de son existence, en penser aux formes idéales à lui donner, sans jamais le réaliser. Pour reprendre l’expression utilisée par Serge Alexandre, ce projet a été un véritable roman-feuilleton à rebondissements durant lequel, notamment, de vifs débats auront lieu tant sur la question de l’emplacement, du financement que de la forme et de la taille du monument.


Pourtant, les efforts de mobilisation n’ont pas manqué. Ainsi, en 1896, la Fédération wallonne publie une plaquette d’une trentaine de pages reprenant plusieurs œuvres wallonnes, dont Tot seu de N. Defrecheux, afin de rassembler les premiers deniers nécessaires au financement du monument ; une large souscription est aussi lancée ; plusieurs manifestations sont organisées  et des financements publics sont obtenus, non sans mal. Alors que plusieurs monographies s’intéressent au poète Defrecheux, confirment la qualité de son œuvre et consolident sa notoriété, le sculpteur se fait aussi attendre. Son esquisse originelle ne cesse d’évoluer. Elle prend du volume, de nouveaux personnages (34 figures et 5 moutons) sont ajoutés. Finalement, après dix-neuf ans d’attente, le but semble presque atteint : dans son atelier, Rulot peut présenter, fin juillet 1914, une maquette où l’on retrouve le programme iconographique de 1895 enrichi et disposé autour d’un massif qui évoque le rocher Bayard à Dinant, l’ensemble faisant désormais 12 mètres de haut. Des premiers travaux de fondation ont été entamés en 1913. La validation de cette œuvre doit passer la dernière étape du conseil communal quand éclate la Grande Guerre… L’ambitieux projet ne verra jamais le jour.

Monument Nicolas Defrecheux et à « l’âme wallonne » (Liège)


Après l’Armistice, alors que les pouvoirs publics financent principalement des monuments d’hommage aux victimes de la guerre, le monument Defrecheux continue d’être défendu, notamment par le plus fidèle disciple de Rulot, Jules Brouns, ainsi que par l’architecte Paul Jaspar, voire par Xavier Neujean. Néanmoins, l’année 1925, date du centième anniversaire de la naissance de Defrecheux, s’écoule sans qu’aucun monument n’émerge. L’Exposition internationale de l’Eau, en 1939, est un nouveau prétexte invoqué par le Comité auprès de Georges Truffaut pour réaliser l’œuvre de Rulot. Sans succès : bien d’autres monuments s’élèvent à Liège, mais toujours pas celui décidé en 1895. En 1946, le projet intégral est définitivement abandonné (la maquette – plâtre – du projet définitif – 165 cm – est conservée au Musée communal de Herstal). Finalement, on se souvint que Léon Souguenet vanta un jour le moulage de la statue représentant la Légende et qu’en face de cette seule figure-là, il y vit l’âme wallonne et déclara qu’à elle seule cette statue suffisait (1925). 

À partir d’une maquette de Rulot, Jules Brouns sculpta la « Légende » dans la pierre ; en 1956, cette statue est acquise par la ville de Liège et, en 1965, elle trouve place dans le Parc de la Boverie. Le « Comité Defrecheux » ayant disparu, Jules Brouns (1885-1971) sera l’un des rares à se souvenir des ambitions initiales de Rulot et en mesure de les confronter avec cette statue solitaire, bien loin d’évoquer spontanément tant l’idée wallonne que la mémoire de Nicolas Defrecheux. Sauf à y déceler de l’ironie, la seule inscription figurant sur le monument n’aide d’ailleurs pas à comprendre son histoire :


LA LÉGENDE
DE
JOSEPH RULOT
1858 – 1919

 

 

Maurice PIRON, Anthologie de la littérature wallonne, Liège, Mardaga, 1979, p. 189-190
Alain COLIGNON, dans Encyclopédie du Mouvement wallon, Charleroi, Institut Destrée, 2000, t. I, p. 416
Freddy JORIS, Natalie ARCHAMBEAU (dir.), Wallonie. Atouts et références d’une région, Namur, 1995
Histoire de la Wallonie (L. GENICOT dir.), Toulouse, 1973, p. 403
La Wallonie. Le Pays et les Hommes. Lettres - arts - culture, t. 2, p. 114, 468-469 ; t. III, p. 243 et 359
[Daniel DROIXHE], Quatre poètes wallons de Herstal, Littérature et monde du travail, Herstal, Musée communal, 1975, p. 20
Charles et Joseph DEFRECHEUX, Anthologie des poètes wallons, Liège, 1895
Wallonia, t. IV, 1896, p. 34 ; t. IX, 1901, p. 147-148 ; t. XI, 1903, p. 21 ; t. XIII, 1905, p. 169 ; t. XVI, 1908, p. 180
La Vie wallonne, n° LVI, mars 1925, p. 300-301
Alexandre GERARD, Nicolas Defrecheux, extrait de L’Ami de l’Ordre, Namur, 1901.
Une identité taillée dans la pierre. Le monument wallon dédié à Nicolas Defrecheux, dans Enquêtes du musée de la Vie wallonne, Liège, 2002-2004, t. XX, n°241-244, p. 307-346
Paul DELFORGE, dans Encyclopédie du Mouvement wallon, Charleroi, Institut Destrée, 2001, t. III, p. 1449
Serge ALEXANDRE, Joseph Rulot et Jules Brouns. Deux Sculpteurs à Herstal, dans Art & Fact. Revue des Historiens d’Art, des Archéologues, des Musicologues et des Orientalistes de l’Université de l’Etat à Liège, (1993), vol. 12, p. 124-148, en particulier p. 129 et ssv.
Fabienne MASSON-RUSINOWSKI, dans Jacques VAN LENNEP (dir.), La sculpture belge au 19e siècle, catalogue, t. 2, Artistes et Œuvres, Bruxelles, CGER, 1990, p. 544-546

Parc de la Boverie
4020 Liège

carte

Paul Delforge