Lucile Soufflet et Bernard Gigounon, Plate. 2012

La Louvière, rue Paul Leduc. Espace public

L’œuvre de Lucile Soufflet et Bernard Gigounon est une commande de la Ville de La Louvière faisant suite à un concours dans le cadre du projet de réaménagement de son centre ville. En tant que maître de l’ouvrage, la Ville avait souhaité que 4 concours d’idées restreints soient organisés pour intégrer des œuvres d’art public dans le projet conçu par le Groupe LUPO. Le concours a été organisé par la Wallonie conseillée par sa Commission des Arts, en étroite collaboration avec le maître d’ouvrage et avec la Commission des Arts Plastiques du Centre Culturel Régional du Centre (CCRC).

La Louvière qui n’était à l’origine qu’un hameau dépendant du village de Saint-Vaast, a connu au XIXe siècle avec la révolution industrielle un développement accéléré, lié à l’extraction de la houille et à l’implantation de nombreuses industries, attirées par les infrastructures mises en place pour l’industrie charbonnière. C’est ainsi que Jean-François Boch, récemment associé avec la famille Villeroy dans la Société Villeroy et Boch, y implante une faïencerie en 1841. Avec l’entreprise sidérurgique Boël, la Manufacture Boch autour de laquelle s’est développée toute une cité faïencière, a fini par s’identifier presque totalement avec la ville : il est difficile de trouver à La Louvière une famille où personne n’aurait jamais eu affaire avec l’entreprise Boch tandis que la vaisselle et les sanitaires produits par les usines se retrouvent dans un nombre incalculable de foyers en Belgique et à l’étranger. Au cours du XXe siècle, après avoir relevé avec succès les défis technologiques (mécanisation, four tunnel continu au gaz…) et artistiques (développement d’un atelier spécialement dédié aux arts décoratifs), vers le milieu des années 1970, après un siècle et demi de prospérité, la société est frappée par le déclin économique des bassins industriels wallons et voit s’amonceler les difficultés qui conduiront en 1985 à une première faillite, début d’une longue agonie qui, de reprises en nouvelles faillites, se termine par la fermeture définitive en 2011. C’est d’abord avec cette histoire que les artistes ont eu à composer.

Bernard Gigounon est diplômé en Sculpture de l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Visuels (La Cambre). Actuellement, son travail personnel relève principalement de la vidéo. Dans le cadre de projets concernant la sculpture, il lui arrive régulièrement de travailler en collaboration avec sa compagne, Lucile Soufflet, diplômée en Design Industriel également à La Cambre.

Son activité dans le design avait depuis longtemps amené Lucile Soufflet à s’intéresser aux espaces publics. Elle a notamment conçu plusieurs bancs publics dans le cadre d’aménagements urbains. Parallèlement à cette activité de designer, elle a développé un travail personnel de plasticienne, qui n’est toutefois pas sans rapport avec ses préoccupations liées au design. Ses œuvres sont souvent des sculptures-objets qui renvoient à des objets du quotidien dont elle détourne la nature utilitaire de fabrication industrielle. Parmi ses premières « sculptures », on trouve déjà des pièces en céramique (comme les Objets blancs, reproductions en porcelaine d’une extrême délicatesse de bouteilles, gobelets et autres récipients en plastique…). Ces centres d’intérêt l’ont ainsi tout naturellement amenée à s’intéresser à la Manufacture Boch dont elle a recyclé des éléments de modèles ou de décors anciens dans des œuvres où l’objet est détourné à la fois de sa fonction utilitaire et du processus industriel de fabrication. Elle a, par exemple, réalisé, pour une exposition au Musée de Mariemont, Plat à la rose creuse, une sculpture qui se présente comme un plat sur lequel elle a reproduit en creux un motif floral utilisé autrefois chez Boch, en y ajoutant un effet de trame « pop » le réduisant à une combinaison de gros points qui, appliqués au plat, deviennent autant de trous le rendant inutilisable. Il s’en dégage une nostalgie postmoderne qu’atténue immédiatement l’ironie que l’on perçoit derrière ces objets décalés, sinon absurdes.

S’agissant de la commande de La Louvière, l’œuvre se présente comme la réplique, agrandie à l’échelle, d’une assiette cassée. Les bords et angles vifs au niveau des cassures ont été légèrement arrondis et adoucis pour éviter tout risque de blessure accidentelle. Elle est installée à la rue Paul Leduc, à même le trottoir, en vis-à-vis de l’espace aménagé avec des bancs devant le bâtiment de la poste.

La référence à la fin des faïenceries Boch saute aux yeux. Elle est limpide, comme semble le souligner la simplicité idéographique de la forme et la couleur blanche de la sculpture. L’assiette brisée évoque immédiatement le gâchis et la violence sociale que représente la fermeture de l’usine. Les artistes précisent : « Lorsqu’on casse une assiette, c’est tout un mécanisme qui se met en route […] Elle est remplacée aussitôt, jusqu’à ce qu’elle se brise à son tour et ainsi de suite. Alors la ronde des assiettes commence. Si l’assiette nous est familière n’est-ce pas parce que nous l’invitons à tous nos repas ? Celle-ci brisée, s’en vont avec elle tous les mots, toutes les conversations auxquelles elle a assisté […] Cette assiette-là, brisée, nous rappellera son histoire sans jamais être remplacée… » 

Par ailleurs, l’œuvre recèle une profondeur de contenu par laquelle elle dépasse fort heureusement cette symbolique principale, sans quoi cette sculpture ne serait qu’une espèce de « monument aux morts » à la mémoire de l’usine fermée. Au début de la conception de l’œuvre, l’assiette n’était d’ailleurs pas cassée mais simplement agrandie à une échelle monumentale. Le décalage d’échelle lui confère déjà une puissante étrangeté « qui hésite entre le vestige archéologique et le côté surréaliste d’un objet incongru. »  La sculpture, au lieu de s’ériger en monument, s’étale sur le trottoir. « L’objet semble avoir atterri et explosé à cet endroit, laissant ses fragments à même le sol. »   Un effet qui pourrait rappeler au spectateur que La Louvière fut, autour et à la suite d’Achille Chavée, un des hauts lieux de l’activité surréaliste en Wallonie.

Enfin, au-delà de ces interactions avec le contexte, cette sculpture participe de préoccupations qu’on voit se déployer à travers l’ensemble du travail de Lucile Soufflet, qui a pris l’habitude de s’installer dans un entre-deux situé entre le design et la sculpture, pour interroger l’objet dans son statut d’œuvre d’art en jouant sur les limites et les déplacements. En l’occurrence, la zone de contact se situe autour du caractère utilitaire de l’objet. Ici, la rupture avec la fonction est immédiate : non pas tant que l’assiette soit cassée, mais sa taille démesurée la rend inutilisable ; le décalage d’échelle la dépouille de sa fonction. De plus, en s’approchant on peut toucher l’objet dont on se rend alors compte d’un autre déplacement, matériel cette fois : le symbole de la faïence est en acier ! Enfin, des interactions se produisent avec l’environnement où la sculpture est installée, en vis-à-vis d’un espace de détente, avec des bancs, aménagé devant la poste… Et si cet objet était un banc ? On ne peut pas vraiment en être sûr. Les grands éclats du marli de l’assiette présentent une surface horizontale légèrement surélevée, qui semble inviter à s’asseoir, d’autant plus que les bords arrondis de la tranche donnent à cette assise un aspect plutôt confortable ; pas tout à fait comme sur un banc, toutefois, car elle est un peu basse, mais presque… En tout cas, faute de mieux, on pourrait s’y asseoir pour manger son sandwich ou fumer une cigarette… sauf si c’est une œuvre d’art… L’objet amène ainsi celui qui le regarde à s’interroger sur le statut de ce qu’il voit et l’entraîne dans un questionnement sur les limites entre l’œuvre d’art et l’objet fonctionnel, une réflexion en va et vient qui reste en suspens entre art et fonctionnalité.

Maxime Longrée