Olivier Gilson et Olivier Berghmans, intégration au grand salon du château de La Hulpe. 2008

La Hulpe, chaussée de Bruxelles n° 111. Accès restreint

Intégrer une oeuvre dans un lieu particulièrement chargé d’histoire est une gageure ! Souvent l’endroit inspire le respect et peut se révéler contraignant pour l’expression actuelle. Celle-ci doit éviter le kitsch du pastiche et s’intégrer sans ostentation, tout en délivrant son originalité créatrice, voire son message.

Le tapis conçu par Olivier Berghmans et Olivier Gilson répond parfaitement à ces contraintes : relevant d’une pratique ancestrale, il affirme néanmoins sa contemporanéité et lance un clin d’oeil complice, en forme de dialogue, à l’histoire.

Le contexte

Classé patrimoine exceptionnel de Wallonie, le domaine Solvay est formé d’une partie de la Forêt de Soignes et d’un parc paysager dans lequel a été construit, en 1840, un château, selon les plans de l'architecte français Jean-Jacques Nicolas Arveuf-Fransquin et du belge Jean-François Coppens. De style néo-renaissance flamande avec ses briques rouges et ses lignes de pierres naturelles ainsi que ses quatre tours d’angle et ses petites tourelles, cette bâtisse de fière allure a été acquise en 1891 par le Belge Ernest Solvay, chimiste et magnat de la soude, qui fera mener quelques transformations essentiellement intérieures par Victor Horta. Celles-ci n’affectent cependant pas vraiment le château qui subit une rénovation plus profonde en 1930, à l’instigation d’Armand Solvay : les briques rouges sont revêtues d’un ciment de couleur crème imitant la pierre de France ; de vastes terrasses sont aménagées tout autour. Le château adopte alors l’allure classique, très française qu’il présente aujourd’hui.

En 1995, la Wallonie est devenue propriétaire du bien qui avait été légué à l’Etat belge en 1968. Elle est associée à la Fondation Culturelle Solvay qui en assume quotidiennement la gestion, l’entretien et la mise en valeur. Ainsi, le château n’est pas un musée mais un espace louable pour des manifestations diverses : réunions, congrès, conclaves ministériels, rencontres internationales et aussi pour des réceptions privées comme des mariages.

Si la plus grande partie du mobilier d’origine a disparu du château, celui-ci comporte encore quelques remarquables éléments de décor, comme les boiseries de chêne de style Louis XIII qui lambrissent le grand salon du château. C’est pour cette pièce où se trouve aussi une cheminée française du XVIIe siècle que le projet d’un tapis de 45 m2, créé par des artistes a été lancé par concours restreint en juin 2006, dont les contraintes portaient sur les matériaux (laine ou mélange laine/lin ou coton) et la technique (Hand Tufting). Bien sûr, il convenait de bien considérer l’usage de l’oeuvre comme tapis dans une salle où ont lieu des réceptions, des repas.

La réalisation

La mémoire de l’illustre famille Solvay qui a vécu dans le château, des mondanités qui y furent menées, plane encore sur celui-ci. Rares sont les visiteurs qui, entrant ici pour la première fois, ne songent pas à Ernest Solvay, à sa fulgurante ascension, à ses diverses actions personnelles. Or, le grand salon est aujourd’hui vide de ces témoins privilégiés que furent les pièces du mobilier original. Ce constat fut la source principale d’inspiration des designers Olivier Gilson et Olivier Berghmans : très vite est née l’idée que le tapis trouverait son identité à la fois graphique et symbolique en restituant la trace et l’ombre du mobilier disparu. Par un jeu subtil de couleurs et d’épaisseurs, la trace se prolongeant par l’ombre portée de chaises, d’une table sont devenus les seuls motifs répartis sur le tapis. La couleur de base est rouge, non seulement parce que la pièce est d’apparat, mais aussi parce qu’elle rappelle la tonalité dominante du tapis précédent. Les traces sont noires. Les ombres sont gris foncé. De la trace à l’ombre portée, un jeu subtil s’effectue dans le passage de la 2D à la 3D.

L’ensemble s’intègre tout en finesse dans le lieu car le tracé des ombres portées garde une sobriété que renforce le contraste classique des couleurs. Ludique, la composition instille aussi une note de poésie : chacun se plaît à imaginer les scènes du passé qui ont été jouées ici; chacun reconstitue mentalement les meubles historiques, probablement cossus, choisissant alors les matières, les couleurs, les détails que l’ombre ne livre pas.

Bien sûr, si le tapis s’appréhende idéalement sans qu’il soit recouvert de chaises ou de tables, sa découverte par le détail, soit par exemple lorsque l’on est assis autour d’une table de réunion, le tout placé sur le tapis, est tout aussi excitante : le regard démarre sur le détail d’un motif et part à la reconstitution de l’ombre de l’objet inspirateur. Mais ce regard peut aussi ne capter qu’un élément dont il ne soupçonne peut-être pas qu’il soit une ombre portée : spontanément alors le tapis apparaît comme un tapis de décor moderne, aux lignes abstraites… la révélation se fera plus tard peut-être, lorsqu’une autre partie sera dévoilée !

 Résolument contemporain, le tapis d’Olivier Gilson et Olivier Berghmans renouvèle un domaine de la création dont on oublie souvent combien dans certaines cultures et traditions - comme chez les Berbères - les tapis étaient porteurs de signes et de symboles. Ils racontaient les mythes et légendes des femmes qui les tissaient et qui se transmettaient leur savoir de génération en génération, inscrivant ainsi dans la laine les traces d’un riche imaginaire. S’intégrant dans un lieu chargé d’histoire, mais largement vidé de celle-ci, le grand tapis rouge réintroduit subtilement les témoins des hauts faits et petits récits qui s’y sont racontés.

 

Anne Hustache