Emile Desmedt, intégration artistique. 2013

La Louvière, rue Keramis. Espace public

Plutôt que de travailler en volume, vu la présence très forte du mobilier urbain proposé par les urbanistes responsables de la rénovation du centre-ville, l’artiste Emile Desmedt a préféré composer des dessins sur les sols de la rue Keramis. La rue porte le nom de l’ancienne faïencerie des frères Boch. En choisissant cette appellation en référence au dieu grec de la céramique, Victor Boch (1817-1920) avait imaginé distinguer son usine de La Louvière des autres sites industriels que la famille possédait en Allemagne et au Luxembourg. Jadis, les portes de cette ancienne faïencerie, la plus importante de Belgique, s’ouvraient sur la rue Keramis. En tant que céramiste, Emile Desmedt rêvait d’intervenir à cet endroit. Lors du concours, l’option choisie par l’artiste a d’ailleurs déconcerté les membres du jury. Bien qu’il soit l’un des céramistes belges les plus talentueux de sa génération, point de céramique ici mais une métaphore archéologique autour d’une histoire urbaine marquée par la faïence, génératrice, au sens large, d’une culture industrielle singulière. 

« Au commencement, une forêt, dont il a fallu abattre les arbres. Autant d’êtres dressés, bientôt couchés pour laisser place peu à peu à l’urbanisation. Puis une cité, dont le caractère puise ses racines dans la transformation de la matière… »  Emile Desmedt complète son propos de paroles du poète Achille Chavée : « Je ne parle pas de l’arbre qui possédait l’apparence trompeuse d’un homme et qui mourut de fatigue dans sa forêt. Je parle d’une pierre qui possédait l’apparence trompeuse d’une pierre et qui me bondit un jour au visage. »  

Sculpturale et performative, l’œuvre d’Emile Desmedt explore différents matériaux pour exprimer les images archétypales de la naissance, de la germination, de l’éclosion. Dès les années 1990, après avoir exploré des sculptures totémiques (Stèles et Racines), il définit le concept d’Imago qui désigne des sculptures fusiformes ou oviformes animées d’une réelle tension interne. Possédant un véritable génie constructif, Emile Desmedt rend perceptible cette énergie vitale dans la mesure où il la restitue par des techniques et des matériaux spécifiques, souvent « pauvres ». Il crée des cocons avec plusieurs kilomètres de fer à béton cintré, soudé et enroulé. Il compose d’étranges et sensuels épidermes en écailles de plomb et de cuivre soudés sur des structures en acier (Imago, 2006, Musée en Plein Air du Sart-Tilman). Dans ses céramiques, il se déjoue des formats impossibles en réalisant des cuissons in situ. Il superpose des terres de densités différentes qui se craquèlent généreusement à la cuisson ou par simple séchage. 

Pour ce projet, pour la première fois, Emile Desmedt a travaillé sur le revêtement des sols des trottoirs pour y dessiner 3 réseaux de cercles concentriques évoquant les anneaux de croissance d’un arbre, voire même la stratigraphie du sol. Le plus grand et « majestueux » est situé au croisement des rues Keramis et Paul Leduc, les 2 autres sur le tronçon qui débouche sur la rue Sylvain Guyaux, artère centrale de la cité. Pour dessiner ceux-ci, Emile Desmedt utilisa différentes textures de pierre bleue (adoucie, bouchardée, flammée), des incisions de marbre de Carrare et de marbre rouge local, des cordeaux en acier inoxydable. L’artiste a lui-même placé la plupart des matériaux préalablement taillés par des carriers. Il en retient des rencontres délicieuses avec des riverains l’interpelant sur le sens de son travail. 

Par la méthode de la dendrochronologie, en analysant les anneaux de croissance d’un tronc d’arbre, on peut calculer la durée de vie de celui-ci et, en quelque sorte, remonter le temps. Emile Desmedt a figuré ces anneaux de croissance sur le sol. On peut aussi y voir des strates archéologiques desquelles resurgissent des vestiges ensevelis. Dans certaines couches, des vignettes en marbre évoquent quelques silhouettes d’objets typiques de la faïencerie : une coupe des années 1960, un vase géométrique Art Déco, théière « Kitchen », etc. Des objets emprisonnés dans un passé, surgissant d’une histoire collective - économique, culturelle et sociale - pour laquelle la faïencerie joua un rôle prépondérant. Dans des cordons en acier inoxydable qui matérialisent l’écorce des arbres (donc l’époque la plus proche de nous dans le temps), Emile Desmedt a transcrit deux aphorismes du poète Achille Chavée tirés des Décoctions II publiées en 1964 et 67 : « On peut se découvrir comme on trouve un objet perdu » et « La solitude est un plat qui se mange seul ». Ceux-ci provoquent une oscillation sémantique entre l’objet du quotidien et les sentiments humains. Pour rappeler discrètement aux Louvièrois leur devoir de mémoire, Emile Desmedt se sert des objets de la faïencerie Boch comme de véritables madeleines de Proust. 

Ludovic Recchia