Soiron 11/05/1715, Montjoie 16/09/1794
Quand il est élevé à la tête de l’abbaye de Saint-Hubert (7 mars 1760), dom Nicolas Spirlet hérite d’une situation financière très difficile. Pour réduire les dettes, le chef abbé impose une discipline stricte à l’ensemble de la communauté et se lance dans une série d’entreprises périlleuses, dont l’établissement d’un haut-fourneau au charbon de bois, qui n’est pas seulement destiné à fondre des cloches : le fourneau Saint-Michel était né (11 novembre 1771). Cherchant à renforcer l’ancienne abbaye, les projets du 51e et dernier abbé de Saint-Hubert précipitent ce territoire d’un autre temps dans un nouveau monde.
Fils de Jeanne Doutrelouxhe et de Jean-Baptiste Spirlet, Nicolas Spirlet décide d’entrer dans les ordres au monastère de Saint-Hubert (1733), sans doute attiré par l’abbé Célestin de Jongh, un proche de la famille, auquel il succèdera. Il prête serment en 1739 et il vient d’être nommé lecteur en théologie quand l’abbaye est secouée par les répercussions de la guerre de succession d’Autriche. D’abord réfugié à Bruxelles, Nicolas Spirlet va vivre dans le monde (1743-1760), fréquentant les cours et les princes, aux Pays-Bas, en Autriche et en France, tout en poursuivant des études de théologie à l’Université de Louvain. Agent rémunéré au service du gouvernement de Bruxelles, ce pro-Autrichien se constitue un important réseau de relations. Au décès de l’abbé de Jongh, Nicolas Spirlet montre qu’il sait en jouer, puisqu’il est élu au premier tour « abbé seigneur de Saint-Hubert, vicomte d’Anseremme, grand aumônier de l’ordre palatin de Saint-Hubert » (1760).
Le caractère du personnage, une certaine jalousie à son égard, voire les deux expliquent sans doute pourquoi Spirlet est souvent présenté sous un mauvais jour : « fourbe et menteur, quoique habile diplomate », voire despotique et orgueilleux quand il s’élève dans la société de son temps – « grand aumônier de l’Ordre équestre de saint-Hubert près la cour de l’Électeur palatin, membre et dignitaire des États provinciaux du Luxembourg, seigneur de la ville de saint-Hubert, vicomte d’Ardenne et premier pair du duché de Bouillon ». Son combat contre les excès de certains moines et sa volonté de rétablir une réelle moralité sur le plan religieux contribuent à l’image contrastée d’un dom Spirlet qui va s’opposer longuement à une partie de ses pairs (1763-1772), avec des répercussions diplomatiques importantes, quand sept moines quittent le cœur des Ardennes pour se réfugier à Liège.
« Défenseur de l’ordre féodal mais lecteur du Journal encyclopédique », « brasseur d’affaires », inventeur et commerçant ingénieux auquel jamais la fortune ne sourit, Spirlet essaye aussi de rendre à l’abbaye une certaine prospérité et davantage d’indépendance, quand il décide d’abord d’établir à Poix une très vaste scierie (c. 1764), puis, à proximité, de faire bâtir un maka, une platinerie, une fenderie et des boutiques de poêliers (1769). Loin d’être un spécialiste en ces techniques, l’entreprenant abbé s’entoure de techniciens liégeois qui vont abuser de son ignorance. Mais le minerai abonde sur les terres de Saint-Hubert, où les forêts avoisinantes fournissent massivement le combustible nécessaire et où la tortueuse Masblette offre ses eaux en cascade. Un fourneau et deux affineries voient le jour (1770-1773), ouvrant à Spirlet des perspectives considérables car le carnet se remplit de commandes venant d’Outre-Atlantique.
En pleine Guerre d’Indépendance des états-Unis (1775-1783), Spirlet produit du métal à un rythme tel qu’il décide d’investir dans une nouvelle forge à Habay-la-Neuve (1776). Le maître-abbé s’essaye même à la fabrication de… canons, pour répondre à une commande de l’armée de Washington. La qualité ne sera pas au rendez-vous et il en cessera l’activité (à la fin des années 1770). Malgré une courte période très favorable, l’expérience pré-industrielle du « maître de forges » Nicolas Spirlet se solde par une déconvenue financière qui s’ajoute aux reproches déjà exprimés contre lui.
Mais un autre projet motive déjà Nicolas Spirlet : Vienne envisage de transformer de grandes abbayes en évêchés et la perspective de devenir évêque va occuper le dernier abbé bénédictin de Saint-Hubert jusqu’aux événements révolutionnaires des années 1789 et suivantes. En juillet 1794, dom Spirlet doit fuir devant l’avancée des troupes françaises et se réfugie chez les Frères Mineurs de Montjoie, gardant l’espoir d’une restauration. La mort l’emporte, l’épargnant d’assister à l’expulsion des derniers moines, et à la vente de l’ensemble des biens, sites, bâtiments, bibliothèques, objets religieux, etc., considérés comme biens nationaux (1797).
Plus tard, l’industriel Léopold Zoude rachète le fourneau Saint-Michel pour y développer… deux scieries et, en 1892, un autre industriel, Nestor Martin, construit une nouvelle fonderie, qui fermera 40 ans plus tard.
L’expérience de la métallurgie luxembourgeoise tentée par Spirlet fait désormais partie des souvenirs, évoqués par les musées provinciaux luxembourgeois, dont le site du Fourneau Saint-Michel dû à l’initiative de cet étonnant moine originaire de Verviers. Selon certains auteurs, dom Nicolas Spirlet a emporté dans sa tombe le secret de l’endroit où auraient été cachées les reliques de Saint-Hubert…
La correspondance de dom Nicolas Spirlet, dernier abbé de Saint-Hubert, avec Patrice-François de Neny, chef-président du Conseil privé des Pays-Bas autrichiens (1760-1782), éditée par Olivier Vanderhaeghen, dans Bulletin de la Commission royale d’Histoire, Académie de Belgique, Bruxelles, 2006, t. 172, p. 5-221, principalement p. 7-10
René Evrard, Dom Nicolas Spirlet, Maître de forges à Poix, au Châtelet et au Fourneau Saint-Michel, Liège, Soledi, 1952
Adelin Vermer, La révolution bouillonnaise et ses lendemains. Contribution à l’histoire des révolutions de la fin du XVIIIe siècle, Heule, UGA, 1975 (Anciens pays et assemblées d’États = Standen en landen ; 65), p. 35-36
Jules Vannérus, Biographie nationale, 1921-1924, t. 23, col. 433-453
La Wallonie. Le Pays et les hommes (Histoire, Economie, Société), Bruxelles, t. I, p. 330
La Wallonie. Le Pays et les hommes (Arts, Lettres, Cultures), Bruxelles, t. IV, p. 391