Bernard Gigounon, Tangram, réinterprétation du coq de Paulus à l’occasion de son centenaire. 2014
Namur (Jambes), siège du Gouvernement wallon, rue Mazy n° 25-27. Accès restreint
C’est suivant le conseil de la Commission des Arts de Wallonie que le Cabinet du Ministre-Président s’est adressé à Bernard Gigounon pour développer une variation à partir Coq hardi de Pierre Paulus. Plusieurs impositions définissaient d’emblée un cadre précis : il fallait que la pièce soit sculpturale et sa technique devait entretenir un rapport avec les savoir-faire et les matériaux traditionnels en Wallonie, comme le métal et la pierre. « Je dois reconnaître, explique Gigounon, que cette demande m’est au départ apparue très excentrique par rapport à ma démarche artistique. Mais, elle comportait un grand nombre de contraintes qui, d’une manière générale, peuvent constituer un élément moteur dans mes recherches. C’était une question d’équilibre à régler entre tous les composants du problème. Sans doute, les difficultés majeures se sont trouvées dans le fait d’interpréter l’œuvre d’un autre artiste et dans la signification historique de cet emblème ainsi que dans sa portée politique, une dimension qui n’est pas présente ou, du moins, pas ostentatoire, dans mon travail. Mais la proposition m’intéressait, notamment parce que je savais qu’il s’agit d’un symbole qui a de l’importance pour beaucoup de mes concitoyens. »
Il faut relever la logique entre le caractère coercitif de la commande et le processus de développement de l’image que Bernard Gigounon s’est imposé. Il s’est attaché à l’idée qu’il pouvait morceler l’œuvre originale et composer avec les éléments ainsi obtenus de nouvelles figures dans une démarche similaire à celle du joueur de tangram. Le parallèle avec ce très ancien jeu chinois est d’ailleurs tout à fait conscient et mérite qu’on s’y attarde. A la fois casse-tête et matériel d’évaluation de la flexibilité, de la fluidité et de l’originalité créatives, le trangram repose sur une syntaxe d’une richesse extraordinaire. Il suppose en effet une logique à l’opposé de l’univocité de nos puzzles à l’occidentale suivant laquelle une multitude de fragments ne permet de reconstituer qu’une seule image. Ici, au moyen de 7 formes élémentaires, on peut réaliser des centaines de modèles avec comme unique contrainte de devoir toujours employer sans les superposer toutes les pièces posées à plat. Soulignons l’adéquation entre le principe de morcellement et le dessin du coq wallon. Conformément aux règles de l’héraldique ainsi qu’à la nécessité de rendre l’image la plus lisible et la plus forte possible, l’animal est parfaitement de profil mais surtout ses formes très synthétiques sont travaillées en aplats nettement délimités ; il ne « restait » à Gigounon qu’à suivre leurs filets et débiter les 25 fragments avec lesquelles il allait pouvoir interpréter l’œuvre de Paulus. « J’ai, explique l’artiste, commencé par réaliser un modèle en papier que j’ai découpé pour obtenir les pièces. Puis cela devient un véritable exercice : les faire tourner, les déplacer, les associer et être attentif à la moindre figure qui se dessine. On se trouve dans des interactions très complexes entre les fragments, sans axe de hiérarchie graphique. Plus on joue avec les éléments et plus les images apparaissent. Un des intérêts de cette démarche tient aussi dans la fragilité du sujet : si peu qu’une pièce bouge, l’ensemble se modifie et, comme les fragments n’ont pas de sens en eux-mêmes, la figure disparaît. J’ai ainsi pu reconstituer une grande quantité de motifs, ce qui posait la question de savoir que choisir. J’ai même réfléchi à poster les formes sur Internet et à attendre d’éventuelles réactions. M’imposer d’utiliser tous les éléments, exactement comme le prévoit les règles du trangram, restreignait déjà les possibilités. J’ai en définitive fait aboutir trois schémas : deux reprenaient une image de coq, le troisième celle d’un feu. En me disant qu’il était pertinent de préserver l’emblème, j’ai choisi de recomposer un coq. »
Autre particularité de la pièce de Bernard Gigounon : l’image ne se donne pas d’emblée. Et, bien des observateurs ne reconnaîtront pas l’animal dans une composition qui restera abstraite. A la manière de certains procédés d’anamorphose, la perception de la figure tient à l’angle de vue, à la distance à observer et, par conséquent, à une temporalité puisqu’on ne peut pas voir le sujet en permanence. Outre qu’attirer l’attention sur le nombre d’interprétations possibles, la complexité à déchiffrer le relief nous ramène dans le sillage de la longue histoire des motifs doubles, cryptés par jeu ou pour dissimuler un message moral, politique, religieux ou encore érotique. Dans l’esprit des images-devinettes en vogue au début du siècle passé, la dimension ludique est ici présente mais elle se prolonge dans une réflexion sur la nature de nos perceptions et en particulier sur le principe de la « bonne forme » suivant lequel nous tendons à organiser les éléments d’un tout en un schéma plutôt qu’en un autre en fonction de nos attentes. Le regardeur peut chercher l’image et détermine une organisation des 25 pièces découpées suivant laquelle le motif du coq est donné comme devant apparaître. Le développement plastique de l’œuvre n’est d’ailleurs pas étranger à cette orientation perceptive. Peindre l’ensemble des fragments avec une seule couleur qui tranche nettement avec leur support incite en effet à dégager une globalité et à porter un regard structurant les éléments en ensemble plutôt qu’une analyse menant à les additionner.
Soulignons que bien qu’il s’agisse d’une œuvre de commande dans l’acception la plus usuelle du terme, la pièce de Bernard Gigounon n’est pas qu’une création de circonstance. On peut penser aux rapports avec ses travaux sur la thématique du double. Non seulement s’est-il ici lancé à la recherche des images possibles au départ du Coq hardi de Paulus mais il a aussi montré qu’il pouvait recomposer une figure appartenant exactement au même genre, comme si l’image de départ recelait un, voire des alter ego. On peut ainsi établir un parallèle avec une pièce vidéo intitulée Starship (2002) qui juxtapose des images en miroir. Mais surtout avec Der Doppelgänger (2013) où Gigounon introduit en outre l’idée de destruction du double : les extraits des différents films qu’il associe montrent le même acteur ouvrant le feu d’une part et s’effondrant sous l’impact des balles de l’autre ; l’image « tue » l’image, comme le morcellement du Coq hardi détruit la composition de Paulus au profit d’une nouvelle figure.
Pierre Henrion