Curtius Jean

Socio-économique, Entreprise

Liège 1551, Lierganes (Espagne) 11, 12 ou 13/07/1628

Surnommé le « Fugger liégeois », Jean Curtius illustre à lui seul le développement du capitalisme dans la principauté de Liège au tournant des XVIe et XVIIe siècles. Son nom est inévitablement associé à l’impressionnant bâtiment devenu musée que nul ne peut éviter lorsqu’il longe les quais de la Meuse, dans le nord de Liège. Classée comme patrimoine exceptionnel de Wallonie, ce qui est une bâtisse privée, construite entre 1597 et 1605, est à l’image de son propriétaire.

Fils d’un notaire de l’officialité, marié en 1574 à la fille d’un riche marchand liégeois, Jean de Corte hérite des affaires de son beau-père. On ne connaît pas bien son activité entre 1574 et 1587, moment où il est identifié comme « mesureur de toiles de la cité » de Liège (Oris). À la fin du siècle, il apparaît clairement qu’il a réussi à tirer parti des circonstances politiques et religieuses qui déchirent notamment le pays wallon, en vendant de la poudre à canon aux armées espagnoles. Installé en principauté de Liège qui bénéficie d’un relatif statut de neutralité, Curtius qui est catholique prend résolument le parti des Espagnols dans leur lutte contre les réformés. Ce choix s’avère payant puisqu’il lui permet de recevoir du gouverneur général des Pays-Bas le monopole de la collecte du salpêtre dans la principauté de Liège, le Namurois, le duché de Lorraine, l’électorat de Trêves, l’évêché de Verdun et les territoires de la rive droite de la Meuse (1590). Plaçant ses intérêts d’entrepreneur avant ses convictions, le « munitionnaire général pour la partie orientale des Pays-Bas » n’hésite pas à recourir à des salpêtriers « hérétiques » venant de France, d’Allemagne et de Lorraine pour les faire travailler dans ses moulins de Liège et surtout de Malmédy. Par l’utilisation de la houille récemment exploitée, « l’industriel » dispose d’un autre avantage face à la concurrence.

Investissant dans la construction d’une poudrerie en Outre-Meuse (1589) et d’une autre à Vaux-sous-Chèvremont (1595-1597), Jean Curtius achète encore des parts dans des aluneries, des houillères et des areines ; prêtant des fonds aux autorités municipales et aux « princes », il détient diverses grosses propriétés immobilières et seigneuries, quand il commence à faire construire son imposante demeure privée sur les bords de la Meuse, en style renaissance mosane. Sa générosité à l’égard des Capucins est une autre forme d’investissement, cette fois en termes d’image de marque… Ayant constitué sa fortune en fournissant les armées espagnoles en guerre, Curtius va évidemment souffrir de la trêve de douze ans conclue dans les Pays-Bas (1609-1621). Endetté et disposant d’un stock de munitions immobilisé, Jean Curtius se lance dans un nouveau projet : construire en Espagne une usine métallurgique à fondre et à étirer le fer destiné à l’armée espagnole. En 1616, le roi d’Espagne lui octroie un monopole de douze ans lors de la création d’une société dirigée par Curtius et deux associés, le pagador Ugarte et le duc de Ciudad-Real, vice-roi de Navarre. Disposant de minerais de fer en Biscaye, Jean Curtius a l’intention de recruter de la main-d’œuvre liégeoise et de transférer le savoir-faire et des machines liégeoises en terres espagnoles. Très vite, le septuagénaire doit déchanter ; la Biscaye ne convient pas et il déplace ses activités dans l’est de la province de Santander « où se trouvaient réunis eau, minerai de fer, forêts, sables et argiles de moulage et le port de Santander pour les débouchés ».

Loin de Liège où il a laissé son patrimoine à ses fils, Jean Curtius est confronté à de multiples problèmes, dont l’adaptation de la main d’œuvre au climat et la défection d’Ugarte. En 1622, il reçoit un nouveau monopole royal de quinze ans « pour fabriquer de l’artillerie, fondre le fer à clous, tréfiler » et ce n’est qu’en 1628 qu’il commence à voir le résultat de ses efforts. Épuisé et ruiné, il décède cependant à Lierganes au moment où deux hauts-fourneaux deviennent opérationnels. Ce sont les partenaires espagnols qui l’ont rejoint peu de temps avant sa mort qui vont pleinement bénéficier des commandes de canons destinés à l’armée espagnole, à partir de 1630. À titre posthume, Ferdinand II décerne, le 29 décembre 1628, un diplôme d’anoblissement à ce capitaine d’industrie du pays wallon au destin exceptionnel.

Sources

Bruno DEMOULIN, Jean Curtius, dans Jean-François POTELLE (dir.), Les Wallons à l’étranger, hier et aujourd’hui, Charleroi, Institut Destrée, 2000, p. 79-83
Robert HALLEUX, dans Jean-François POTELLE (dir.), Les Wallons à l’étranger, hier et aujourd’hui, Charleroi, Institut Destrée, 2000
Michel ORIS, dans Freddy JORIS, Natalie ARCHAMBEAU (dir.), Wallonie. Atouts et références d’une région, Namur, 1995
Jean LEJEUNE, dans Biographie nationale, t. XL, col. 149-164
Histoire de la Wallonie (L. GENICOT dir.), Toulouse, 1973, p. 293-294
La Wallonie. Le Pays et les Hommes. Histoire. Économies. Sociétés, t. I, p. 277
Marc EVRARD, Sur la commémoration du 350e anniversaire de la mort de Jean Curtius (1551-1628), dans La Vie liégeoise, n° 11, novembre 1978, p. 11-16