
Dardenne Luc
Culture, Cinéma
Les Awirs 10/03/1954
Depuis la Palme d’or du Festival de Cannes 1999 pour leur film Rosetta, Luc et Jean-Pierre Dardenne ont acquis une aura internationale que sont venues confirmer bien d’autres récompenses, dont le Prix spécial 75e anniversaire du Festival de Cannes n’est pas la moindre. Ils se retrouvent ainsi dans le cercle très fermé (moins de dix) personnalités honorées d’un Prix spécial lié aux anniversaires du Festival, dont notamment Orson Welles, Visconti, Antonioni, Fellini, Michael Moore, Gus Van Sand ou Nicole Kidman.
Aucun film de Luc et Jean-Pierre Dardenne ne laisse la critique et le public indifférents, tant par les thématiques abordées que par le style qu’ils sont parvenus à créer. À côté de leur activité de réalisateur, ils sont aussi les responsables d’une importante maison de production implantée en région liégeoise et au rayonnement international, ainsi que d’un atelier de production réputé.
Ayant grandi entre Huy et Liège, dans une famille catholique pratiquante, avec un frère et deux sœurs, Luc Dardenne fait ses études secondaires dans une institution catholique de Seraing, le Collège Saint-Martin. Son père l’a inscrit dans cette école située au milieu des usines, parce qu’elle est l’une des premières ouvertes à la mixité. C’est là que, grâce à deux professeurs de français ‘Willem Miller et Félicien Magils) qui organisent un ciné-club, l’adolescent découvre de nombreux films, notamment de Bresson, Truffaut, Godard ou Bertolucci. Le Centre culturel de Seraing, dirigé par Roger Dehaybe, est un autre lieu de culture qui lui ouvre de nombreux horizons, notamment vers le théâtre et le théâtre-action.
Au sortir des humanités, il entreprend des études en Philosophie à l’Université catholique de Louvain (1974-1979), consacrant son mémoire dirigé par Jean Ladrière à une Introduction à la pensée de Cornelius Castoriadis, ce philosophe contemporain d’origine grecque, fondateur du groupe Socialisme et barbarie, dont la réflexion sur la notion d’autonomie mène à la définition d’une démocratie « radicale ». C’est cependant la pensée de Levinas qui nourrit Luc Dardenne depuis les années 1980.
Parallèlement, en 1973, il interrompt ses études pour rejoindre son frère dans la petite communauté avide de partager les expériences du metteur en scène et auteur dramatique Armand Gatti. Il participe alors à l’expérience de L’Arche d’Adelin. « Il nous sortit de notre torpeur, nous projeta dans le poème, à la recherche des signes de l’homme, de son indestructible espérance. Il nous apprit à inventer à partir de notre vérité (…) » (Luc Dardenne, 1, p. 12). Avec son frère, il réalise une série de vidéos à partir du témoignages d’hommes et de femmes. La création vidéo participe à l’époque d’un mouvement plus large et expérimental, animé par un désir de transformation de la société par la télévision.
En 1975, toujours avec son frère Jean-Pierre, Luc Dardenne crée l’asbl « Collectif Dérives », structure qui doit leur permettre, dans un premier temps, de produire et réaliser des vidéos et des documentaires de fiction. Entre 1978 et 1983, dans le cadre d’un programme de la Communauté française, ils entament une vaste enquête sur le thème Au commencement était la Résistance et créent des documentaires destinés à pérenniser l’histoire du mouvement ouvrier dans la région de Liège depuis 1936. Désireux de rendre vivante la mémoire d’événements que le temps relègue progressivement dans l’oubli, ils interrogent des survivants en les plaçant dans des situations et des espaces précis, tout en ayant recours à des images d’archives. Ils abordent ainsi les brigades internationales engagées dans la guerre civile en Espagne et la résistance antinazie (Le Chant des Rossignol, 1977). Viennent ensuite Lorsque le bateau de Léon M. descendit la Meuse pour la première fois qui s’inspire d’un acteur de la Grande Grève wallonne de l’hiver ’60-’61, puis Pour que la guerre s’achève, les murs devaient s’écrouler (1980) sur le thème de la mobilisation sociale. Par la suite, ils se penchent sur le phénomène de sept radios-libres (R… ne répond plus, 1981), avant de s’intéresser à la Pologne et au syndicat Solidarnosc à travers le témoignage de cinq migrants polonais de générations différentes (Leçons d’une université volante, 1982). Reconnu comme atelier de production par la Communauté française de Belgique, l’asbl Dérives permettra, dans un second temps, d’accompagner et de produire le travail d’autres cinéastes, dans des horizons et des pratiques documentaires très larges. Progressivement, cet atelier devient l’un des lieux les plus exigeants et créatifs de la production documentaire en Wallonie et à Bruxelles francophone, s’inscrivant dans une tradition, tout en la vivifiant, et contribue ainsi à l’émergence de nombreuses pépites cinématographiques.
En 1981, voit le jour la société Films Dérives Productions qui inscrit six longs métrages à son actif. L’année suivante, Luc Dardenne est le premier assistant-réalisateur de Gatti sur son film Nous étions tous des noms d’arbres, tourné en Irlande et la société liégeoise en est coproductrice. En 1983, avec Regarde Jonathan/Jean Louvet, son œuvre, un documentaire suit l’auteur du Train du Bon Dieu à Conversation en Wallonie et de L’Homme qui avait le soleil dans sa poche. En 1987, les frères Dardenne réalisent leur premier long métrage de fiction, avec le film Falsch, adaptation d’une pièce de théâtre écrite par René Kalisky, où Bruno Cremer tient le rôle principal. Dans un style oscillant entre théâtre (pour le texte) et cinéma (pour la mise en scène réaliste), le film s’attache au dernier survivant d’une famille juive exterminée par les nazis, abordant le thème de la culpabilité et de la place des survivants dans l’Histoire. Après ce premier passage à la fiction, les frères Dardenne signent Je pense à vous (1992), avec Robin Renucci et Fabienne Babe, dans les rôles principaux. Racontant l’errance d’une femme à la recherche de son mari, ouvrier-sidérurgiste, disparu après avoir perdu son emploi en pleine crise sidérurgique, le film inspiré par Henri Storck et réalisé en collaboration avec le scénariste réputé Jean Gruault, ne convainc pas, ni le public, ni la critique, ni d’ailleurs les deux frères qui sont meurtris par « cette aventure malheureuse ». Solitaires, ils se remettent profondément en question, comme producteurs autant que comme auteurs-réalisateurs.
À partir de 1994, la société « Les Films du Fleuve » est créée pour financer l’ensemble de la production des frères Dardenne qui sont en train de préparer La Promesse (1996) ; cette maison de production ancrée à Liège a aussi l’ambition de monter des collaborations solides avec des producteurs et des auteurs-réalisateurs étrangers. Il en sera ainsi, par exemple, de Costa-Gavras (Le Couperet), de Ken Loach (La Part des Anges), de Michel Hazanavicius (La plus précieuse des marchandises) ou de Jacques Audiard (avec son Emilia Perez multi-récompensé en 2024 et 2025), pour n’en citer que quelques-uns parmi beaucoup d’autres. Depuis 2001, Les Films du Fleuve ont comme partenaire la maison française de production Archipel35 dirigée par Denis Freyd.
En 1996, sur base d’un scénario dont l’écriture a commencé trois ans plus tôt et de principes simples (petit budget, équipe proche des réalisateurs, travail intense avec des acteurs inconnus, caméra nerveuse, filmer la vie), Luc et Jean-Pierre Dardenne reviennent avec un 3e long métrage de fiction qu’ils présentent à la Quinzaine des Cinéastes du Festival de Cannes. Tout en révélant Jérémie Renier et Olivier Gourmet, La Promesse contient ce qui sera la signature de l’œuvre des frères Dardenne. Ainsi, les principales thématiques touchent au conflit entre enfants et parents, abordent le rapport au travail – plus exactement à l’absence de travail – et présentent une société en perdition, une jeunesse égarée, un monde libéral et exploiteur, ainsi que ses victimes. Le regard du spectateur sur le personnage principal, le plus souvent solitaire et marginal, homme ou femme, évolue à travers les problèmes concrets qu’il rencontre au quotidien, quand il se débat dans sa vie ; c’est cela qui suscite une empathie, puis une réflexion plus globale sur la société. Filmées à l’épaule, les réalisations des Dardenne portent la marque d’un style naturaliste combinant une forme visuelle nerveuse à une histoire qui ne laisse pas indifférent. Quant aux décors, ils ont ce caractère post-industriel que les réalisateurs retrouvent aisément dans le bassin liégeois, en particulier autour de Seraing, leur terrain de jeu de prédilection.
Avec ces ingrédients et une néophyte montoise comme héroïne principale, après un long travail de réflexion et d’écriture, Luc et Jean-Pierre Dardenne présentent Rosetta, jeune fille en quête d’un travail introuvable, et remportent une première Palme d’or au Festival de Cannes 1999. Jusque-là inconnue, émilie Dequenne reçoit le Prix d’Interprétation féminine. Trois ans plus tard, les frères construisent leur film de manière différente, en pensant dès le départ à en confier le rôle principal à Olivier Gourmet. Le Jury ne s’y trompe pas en attribuant à Olivier Gourmet le Prix d’Interprétation masculine du Festival de Cannes pour son rôle dans Le Fils, des deux réalisateurs wallons qui racontent l’histoire d’un fait impardonnable qui ne conduit pas à la vengeance. En 2005, une nouvelle Palme d’or attend L’Enfant (2004) des frères Dardenne, un film qui traite de la précarité et de la rédemption, interprété par Jérémie Renier (la deuxième de ses cinq participations aux films des Dardenne) et Déborah François qui interprète son tout premier rôle. En 2008, Le Silence de Lorna donne le rôle principal à Arta Dobroshi, une actrice kosovare qui va porter intensément ce drame de l’immigration clandestine, où se mêlent toxicomanie, mariages blancs et milieu mafieux. Cette intrigue noire qui enferme Lorna dans la culpabilité repart de Cannes avec le Prix du scénario ; cet exercice, l’écriture du scénario, les frères s’y consacrent pendant deux ou trois ans, avant chaque nouveau tournage, en s’imposant de créer quelque chose de neuf, tant sur la forme que sur les enjeux. En 2011, le film aborde le thème de l’adoption sous l’angle d’un jeune garçon, le rôle de la mère d’adoption potentielle étant interprété par Cécile de France : Le Gamin au Vélo remporte le Grand Prix du Festival cannois.
Cité par la presse et par les critiques comme un des grands favoris à la récompense suprême de la 67e édition du Festival de Cannes (2014), le film Deux jours, une nuit n’apparaît pas du tout au palmarès français. Il est toutefois considéré comme le meilleur film belge de 2014 par l’Union de la critique de cinéma qui remet le Prix André-Cavens aux frères Dardenne, leur cinquième après les Prix Cavens 1996, 1999, 2002 et 2005. Mais Deux jours, une nuit brille aussi aux quatre coins du monde, étant multi-récompensé de Sidney jusqu’à New York, en passant par l’Inde ou San Diego : les prix sont aussi bien attribués à Marion Cotillard (nommée aux Oscar pour son rôle d’ouvrière revenue de dépression, obligée de convaincre ses collègues de renoncer à leurs primes pour conserver son emploi), qu’à Fabrizio Rongione (Magritte 2015 du meilleur acteur) ; Prix Lumières du meilleur film francophone 2015 décerné par la presse internationale, Deux jours, une nuit reçoit aussi le Magritte 2015 du meilleur film, tandis que les frères Dardenne obtiennent le Magritte 2015 de la meilleure réalisation. En octobre 2020, en pleine pandémie de Covid-19, ils reçoivent le prestigieux Prix Lumière, attribué par l’Institut Lumière et la métropole de Lyon, pour l’ensemble de leur carrière, prix qui leur est remis par… émilie Dequenne.
Les deux réalisateurs ne font cependant pas du cinéma pour les prix et ils n’ont pas encore fini de filmer, malgré ce qui pourrait apparaître quand le prix Robert-Bresson leur est remis à la Mostra de Venise 2011, aussi pour l’ensemble de leur œuvre. En 2016, entre genre policier et film social, La Fille inconnue offre à Adèle Haenel de camper le rôle principal, dans ce portrait d’une médecin généraliste qui tente d’en savoir plus sur une patiente disparue le soir où elle lui a fermé la porte de son cabinet : cette jeune fille inconnue, migrante et sans papiers, a été retrouvée morte au bord d’un fleuve.
En 2019, la 72e édition du Festival de Cannes retient pour la huitième fois un film des frères Dardenne dans sa sélection officielle d’une vingtaine de productions venant du monde entier, toutes en compétition pour la Palme d’or. Avec Le Jeune Ahmed, Luc et Jean-Pierre Dardenne proposent cette fois une réflexion sur la radicalisation islamique en suivant, au plus près, « le destin d’un jeune homme pris entre les idéaux de pureté de son imam et les appels de la vie ». Présentée comme « une ode à la vie » et « un film d’espoir », cette production qui rappelle le style de Rosetta reçoit du jury cannois le Prix de la mise en scène, alors que la Palme d’or est décernée à Parasites du sud-coréen Bong Joon-ho.
En mai 2022, le Festival de Cannes fête sa 75e édition et présente en compétition un riche plateau de 20 films, signés notamment par David Cronenberg, James Gray, Ruben Östlund, Felix van Groeningen, les frères Dardenne ou Lukas Dhont. Les ex aequo du palmarès 2022 témoignent sans doute de l’embarras des jurés à se départager. Mais c’est à Luc et Jean-Pierre Dardenne, et à eux seuls, qu’est attribué le Prix spécial 75e anniversaire, pour Tori et Lokita, histoire de deux jeunes exilés, aux liens indéfectibles, venus du Bénin s’établir dans l’attente de papiers en région liégeoise. Avec ce récit poignant sur la clandestinité, plaidoyer social sur les enfants exilés, les frères Dardenne, fidèles à eux-mêmes, entendent poser « un acte de résistance contre la haine qui se répand de plus en plus ». Leurs remerciements en recevant le Prix s’adressent à un boulanger de Besançon qui a fait la grève de la faim, en 2021, pour conserver son apprenti, sans papier et sur le point d’être expulsé de France.
Remarqués dans leur pays avant la consécration internationale, les frères Dardenne ont reçu le Prix Bologne-Lemaire du Wallon de l’Année 1997 pour leur œuvre cinématographique et documentaire en général et pour leur long métrage du moment, La Promesse, en particulier. En 2011, Luc Dardenne figure parmi les premiers Commandeurs du Mérite wallon, ordre décerné par les autorités wallonnes.
Depuis 1989, Luc Dardenne est maître de conférences à l’ULB où il anime des ateliers d’écriture créative de scénario. Dans une trilogie éditée entre 2005 et 2023, intitulée Au dos de nos images, il réunit ses réflexions professionnelles et partage son expérience de pratique cinématographique avec son frère Jean-Pierre. En 2012, il a publié un livre d’un genre tout différent, au Seuil, Sur l’Affaire humaine, sorte d’enquête intérieure à vocation philosophique.
Documentaires et courts métrages
Le Chant du rossignol (1977)
Lorsque le bateau de Léon M. descendit la Meuse pour la première fois (1979)
Pour que la guerre s’achève, les murs devaient s’écrouler (1980)
R… ne répond plus (1981)
Leçons d’une université volante (1982)
Regarde Jonathan/Jean Louvet, son œuvre (1983)
Il court… il court le monde (1987), court métrage
Dans l’Obscurité (2007), court métrage pour les soixante ans du festival de Cannes
Longs métrages
Falsch (1987)
Je pense à vous (1992)
La Promesse (1996)
Rosetta (1999)
Le Fils (2002)
L'Enfant (2005)
Le Silence de Lorna (2008)
Le Gamin au vélo (2011)
Deux jours, une nuit (2014)
La Fille inconnue (2016)
Le Jeune Ahmed (2019)
Tori et Lokita (2022)
Sources
Centre de Recherche & Archives de Wallonie, Institut Destrée, Revue de presse (-12/2024), dont Le Soir, 16 octobre 2020
Luc Dardenne, Au dos de nos images 1991-2005, Paris, Seuil, La Libraire du XXIe siècle, 2005
Luc Dardenne, Au dos de nos images 2005-2014. II, Paris, Seuil, La Libraire du XXIe siècle, 2015
Luc Dardenne, Au dos de nos images 2014-2022. III, Paris, Seuil, La Libraire du XXIe siècle, 2023
Thierry Roche et Guy Jungblut, Jean-Pierre & Luc Dardenne, Seraing, Crisnée, Yellow Now, 2021
Christine Plenus, Louis Skorecki et Louis Heliot, Sur les plateaux des Dardenne, Actes Sud éditions, 2014
Jean-Pierre, Luc Dardenne, Bruxelles, Luc Pire, 2008
L’envers du décor, https://auvio.rtbf.be/emission/l-envers-de-l-ecran-20623, RTBf, 2004
Louis Héliot, Luc et Jean-Pierre Dardenne. [bio-filmo], Paris, Scope, 1999
Daniel Arnaut, Luc Dardenne : filmer, écrire, dans Le Carnet les Instants, Bruxelles, 2005, n°139
https://lesfilmsdufleuve.be/les-freres-dardenne/
https://lesfilmsdufleuve.be/les-films-du-fleuve/
https://lesfilmsdufleuve.be/movies/?s=
Javier Packer Comyn, « Lorsque le bateau de Léon M. descendit la Meuse pour la première fois - Tënk [archive] », sur www.tenk.fr, 2019
https://www.derives.be/presentation
https://bela.be/auteur/luc-dardenne (s.v. janvier 2025)