
Libon Jean
Culture, Journalisme
Antheit 17/09/1946
Producteur à la RTBf, Jean Libon lance, en 1985, avec Marco Lamensch, un nouveau genre de documentaire en décortiquant la société dans le cadre d’un nouveau magazine appelé Strip-Tease. Un genre, une griffe, Strip-Tease s’impose comme « l’émission qui vous déshabille », ainsi qu’avait l’habitude de le dire Martine Matagne (1954-2012), la voix off du générique. Preuve du succès du genre, le trio André Bonzel – Rémy Belvaux – Benoît Poelvoorde s’en inspire largement pour s’en distancier quand il réalise le film choc du début des années 1990 : C’est arrivé près de chez vous. Entre 1985 et 2002, Strip-Tease propose plus de 850 reportages, avant de laisser la place à Tout çà (ne nous rendra pas le Congo) dont Jean Libon est aussi le créateur, comme d’ailleurs de la version française de Strip-Tease (sur FR3), dont il partage la responsabilité éditoriale avec Marco Lamensch.
Étudiant de l’Institut des Arts et Diffusion de Bruxelles en mai 1968, le Hutois Jean Libon fait la révolution dans cette école de l’image ; il est particulièrement actif car il fait partie du nouveau comité d’autogestion, et contribue à la désignation de nouveaux professeurs. À l’époque, l’étudiant n’entend pas faire carrière dans le milieu cinématographique ; ce qui l’intéresse avant tout, c’est le genre documentaire. Et à sa demande, Manu Bonmariage arrive à l’IAD pour donner cours et expliquer sa pratique professionnelle. Il propose d’ailleurs à Libon de devenir son assistant, à la RTB, pour le magazine Faits divers créé et dirigé par Pierre Manuel et Jean-Jacques Péché.
Engagé à la RTB en 1970, en tant qu’assistant image, Jean Libon est affecté au service « Enquêtes et Reportages », principalement sur les sujets destinés au magazine Faits Divers au ton original pour l’époque, puisqu’il propose une autre manière de percevoir le monde, en demandant aux images de s’exprimer sans avoir besoin du soutien de la voix. Après sept années de Faits divers, Libon rêve cependant d’autres horizons, et « l’école Henri Mordant » est formatrice : de 1977 à 1985, il réalise quelques reportages originaux dans le cadre du magazine 9 Millions 9, puis pour À suivre. L’ancien assistant de Bonmariage devient lui-même cameraman et si certains sujets sont alors singuliers, le style des émissions sur lesquelles il travaille reste cependant trop stéréotypé pour Jean Libon qui nourrit d’autres perspectives, se montrant critique à l’égard de l’évolution du magazine À suivre depuis le départ de Mordant vers la politique active.
En 1984, Libon réalise avec Marco Lamensch Les Russes attaquent à l’aube, une décapante approche de l’armée belge, couronnée d’une Antenne de Cristal décernée par l’Union des Critiques Radio-TV, et du Prix de la Communauté des Télévisions Francophones de Monte-Carlo. En 1986, il reçoit le Prix du Journalisme audiovisuel. Avec Lamensch, Libon signe aussi Faut pas plonger, portrait inédit et bouleversant de deux jeunes toxicomanes au bord de l’abîme (1985). De cette collaboration naît une complicité, puis surtout l’idée d’un nouveau concept. Ensemble, ils proposent à leur direction un nouveau format de magazine de société, bousculant les habitudes. Il s’agit de dépasser la trinité interviews/images/commentaires, de faire autre chose que de « la radio filmée » et de traiter de sujets différents, souvent délaissés. Le duo Libon-Lamensch définit les critères précis de ce qui devient Strip-Tease.
Autorisé à tourner quelques pilotes avec des techniciens à forte personnalité de la maison, le duo Libon-Lamensch diffuse ses premiers reportages en 1985. Le 11 janvier, le tout premier épisode de Strip-Tease, L’Arche de Zoé, évoque la misère en Wallonie à partir du portrait d’une famille de dix enfants habitant à Lobbes. D’emblée, le public est séduit par ce style de documentaire sans commentaire, où l’image est saisie « comme au cinéma », uniquement avec le son direct, sans que les techniciens interfèrent sur les « acteurs », en l’occurrence « des gens comme les autres ». Confiant en l’intelligence de son public et avec une dose d’autodérision, Strip-Tease se détache du magazine À suivre et prend son envol avec une série de réalisateurs de la trempe de Manu Bonmariage, Yves Hinant, Benoît Mariage, René-Philippe Dawant, Philippe Dutilleul, le Français Pierre Carles et André François notamment, sans oublier Lamensch et Libon. Construit sur une forte identité propre pour chaque reportage (pas de commentaire, un minimum d’interview, pas de musique et un format court de 15 minutes maximum), le magazine s’impose comme un ovni dans le paysage audiovisuel et, après vingt années de production, le duo Jean Libon-Marco Lamensch totalise 850 épisodes promis assurément à un avenir pour les futurs sociologues et ethnologues.
Ici, il ne s’agit absolument pas de « Téléréalité », mais de la réalité du quotidien à la télévision, de tranches de vie subjectives de gens ordinaires, de situations de vie banales soumises à un regard extérieur. Au-delà du succès populaire de Strip-Tease, le milieu des professionnels reconnaît des qualités à ce nouveau style documentaire et lui attribue le Sept d’Or 1996 du meilleur magazine de société. En 1999, ayant remplacé les images tournées dans les ateliers désaffectés de la maroquinerie Delvaux, à Bruxelles, par une succession de dessins saccadés, le Sept d’Or du meilleur (nouveau) générique lui revient et, en 2000, lui est attribué le Sept d’Or du meilleur magazine documentaire. Viendra encore le Sept d’Or 2003 de la meilleure série documentaire.
À partir de la saison 2002-2003, orphelin de Marco Lamensch (retraité obligé), Strip-Tease se transforme en Tout çà (ne nous rendra pas le Congo) notamment pour des raisons très pratiques de réalisation ; le format a aussi changé, passant d’un 13/15 minutes à un 52 minutes, avec une narration forcément différente. Depuis 1992, les documentaires ont aussi débordé les frontières du pays wallon, et trouvé du côté français un terrain propice, à la fois pour les sujets et pour leur diffusion sur la chaîne France 3.
Sans « boite de production », Jean Libon travaille par conséquent en permanence entre Paris et Bruxelles. En octobre 2011, le dernier père fondateur de Strip-Tease passe la main à la jeune génération, sans garantie sur le mode de « rhabillage » de son concept. En janvier 2012, le Festival international de Programmes audiovisuels (FIPA) rend hommage au duo Libon-Lamensch en remettant aux deux hommes son EuroFipa d’honneur pour l’ensemble de leur carrière de producteur, « au service d’une télévision créative et impertinente ». En 2002, le Parlement de la Communauté française avait remis le Prix du Journalisme à l’ensemble de l’équipe Strip-Tease.
Au lendemain de son départ de la RTBf, Jean Libon n’a pas déposé sa caméra ni renoncé à l’esprit Strip-Tease. C’est vers le cinéma qu’il se tourne, pour y obtenir la liberté créatrice nécessaire. En 2017, avec Yves Nihant, il réalise le long métrage Ni juge ni soumise, en suivant la juge bruxelloise Anne Gruwez dans son quotidien. Symbole de l’esprit Strip Tease, la juge d’instruction reçoit le prix d’interprétation au festival de San Sébastian 2017… et le film reçoit à la fois le César 2019 et le Magritte 2019 du meilleur documentaire, après s’être vu décerner l’amphore d’or (prix du meilleur film) et l’amphore du peuple (prix du public) lors du Festival international du film grolandais 2017 de Toulouse, où le film avait été présenté en avant-première.
En 2019, il se mobilise, avec Marco Lamensch, contre la vente par la RTBf des droits sur l’émission (nom, musique, générique, concept de l’émission) à une société de production belge (Matchpoint), dont les nouvelles réalisations sont notamment vendues à une chaîne privée française (RMC-Story). Sans avoir été consultés, les créateurs de Strip-Tease dénoncent avoir été déshabillés et perdre ainsi leur bébé vendu au privé ; ils vont en justice pour s’opposer, selon leur expression, « à la diffusion du faux Strip-Tease ». Finalement, la RTBf reprenant la main, c’est sur Auvio que l’on retrouve les anciennes pépites de Strip-Tease, tandis que le duo Libon-Nihant revient, en 2021, avec un véritable polar noir, intitulé Poulet frites, qui est l’histoire d’un meurtre dont la principale pièce à conviction est… une frite ; réalisé dans l’esprit Strip-Tease, à partir d’images filmées vingt ans plus tôt, ce long métrage reçoit le Grand prix cinéma au 26e Festival Polar de Cognac 2021.
En janvier 2025, les 40 ans du concept Strip-Tease sont fêtés de diverses manières, tant par la RTBf que par la sortie dans les salles de cinéma d’un Strip-Tease intégral (29 janvier 2025), réalisé notamment par Jean Libon et composé de cinq reportages qui sont autant de portraits récents et inédits, respectant tous les codes du genre, y compris le générique si emblématique, ce fameux Batumanbe interprété par Combo Belge.
Sources
Centre de Recherche & Archives de Wallonie, Institut Destrée, Revue de presse (-12/2024), dont
Télérama du 03/04/2008, entretien de Hubert Heyrendt, dans La Libre, 08/10/2011 ; Le Monde Culture, 03/07/2012 ; Le Soir, 17 novembre 2018, du 13 au 23 juillet 2019, 19 octobre 2022, 27 janvier 2025
Marco Lamensch, Strip-Tease se déshabille, Bruxelles, éditions Chronique, 2018, dont p. 16-17