Louvet Jean

Culture, Théâtre, Militantisme wallon

Moustier-sur-Sambre 28/09/1934, La Louvière, 30/09/2015

Résumer et définir l’œuvre du dramaturge wallon Jean Louvet est un vrai défi. La difficulté explique sans doute que les critiques littéraires se contentent le plus souvent d’énumérer et de décrire succinctement ses principales réalisations ; quand certains entreprennent d’identifier les liens qui les unissent, ils se heurtent rapidement aux arguments et aux points de vue défendus par d’autres. Il est vrai que l’œuvre de Jean Louvet est complexe, et que chacune de ses créations appelle à la réflexion. Parmi les plus connues : Le Train du Bon Dieu (1962, 1976), L’An I (1963), Mort et résurrection du Citoyen Julien T (1967), À bientôt Monsieur Lang (1970), Le Bouffon (1974), Conversation en Wallonie (1978), L’Homme qui avait le soleil dans sa poche (1982), Un Faust (1986), Le Grand Complot (1989), Le sabre de Tolède (1989), Jacob seul (1990), Un homme de compagnie (1992), Simenon (1994), Le Coup de Semonce (1995), L’annonce faite à Benoît (1996), Comme un secret inavoué (2013) et Tournée générale (2015), sa dernière pièce. Chacun y voit un aspect destiné à qualifier le dramaturge, tandis que celui-ci s’ingénie à faire tomber la moindre étiquette en renouvelant sans cesse ses thématiques. On y décèle un Jean Louvet critique, contestataire, ironique, moqueur ; l’amoureux de la langue française défend assurément des valeurs, celles de la démocratie, en mettant l’accent sur une émancipation sociale qu’il veut concrète et en dénonçant l’amnésie culturelle qui frappe les sociétés contemporaines, la Wallonie en particulier. Ses déchirures personnelles et sa contestation de la société de la consommation sont parmi les thèmes que son théâtre aborde de front.

Les années d’enfance et d’adolescence de Louvet marquent durablement celui qui cherche à se construire par l’étude et la culture, au cœur d’un environnement en mutation : déjà choqué par les événements liés à la Seconde Guerre mondiale, Jean Louvet grandit au milieu des outils industriels qui ont fait la prospérité de la Wallonie et qui ferment leurs portes tour à tour : verreries et charbonnages, sidérurgie, etc. Par ailleurs, en 1947, ses parents se séparent et Jean reste avec son père, mineur atteint par la silicose. C’est au contact du baron Francis Delbeke que le jeune garçon découvre la culture. Avocat, historien des religions, Delbeke est un Anversois francophone qui est venu s’installer au château des Dames à Moustier, demeure prestigieuse qui renferme surtout une belle bibliothèque. Et le jeune Louvet s’y plonge des heures durant.

Après des humanités gréco-latines à l’Athénée de Namur (1946-1952), où il a commencé à prendre goût à l’écriture (« À 17 ans, je savais que je voulais être écrivain »), Jean Louvet cherche néanmoins encore sa voie : il s’engage pour trois ans à la Force aérienne, comme employé, candidat à l’examen d’officier. Mais au cours de la troisième année, il obtient sa mutation à Bruxelles et entreprend, parallèlement des études de littérature à l’Université libre de Bruxelles (1956). Alors qu’il écrit Soif de la Terre et qu’il participe aux activités de la Fédération wallonne de l’ULB, l’étudiant achève ses licences en Philologie romane en consacrant son mémoire à Miguel de Unamuno, dramaturge et philosophe basque (1959).  À ce moment, il décide de devenir professeur de français. Il accepte la charge qui lui est proposée par l’Athénée provincial de Morlanwelz, attiré qu’il est par la région du Centre et ses activités politiques – Jean Rombaux, Michel Debauque, Gonzalès Decamps – et culturelles – Achille Chavée, André Balthazar, Pol Bury. Quittant la Basse-Sambre, c’est là, à Morlanwelz, qu’il accomplit toute sa carrière (1958-1999), en se consacrant par ailleurs à l’écriture et à la lutte wallonne, en compagnie de Janine Laruelle rencontrée sur les bancs de l’université.

Les événements de la Grande Grève wallonne de l’hiver ‘60-’61 constituent un tournant. Louvet a déjà vécu intensément la Seconde Guerre mondiale et la Question royale : quand éclate la grève contre la Loi unique, il se mobilise et participe aux piquets et aux manifestations ; c’est dans l’action qu’il constate que l’objectif immédiat (le retrait de la Loi unique) est dépassé par une autre dimension : l’avenir de la Wallonie et de ceux qui y vivent et y travaillent. Le projet de société défini lors des Congrès FGTB de 1954 et 1956 interpelle Louvet qui s’interroge sur son statut de classe et se nourrit des auteurs marxistes. Impressionné par André Renard, Louvet, « prolétaire cultivé », va devenir rapidement un écrivain engagé, sans doute influencé par le dramaturge allemand Bertolt Brecht, ainsi que par l’œuvre de Jean-Paul Sartre, et surtout par ses rencontres avec Armand Gatti, ce dramaturge et cinéaste français dont les rares passages en Wallonie marquent de nombreux esprits (les frères Dardenne…).

Après l’échec de la Grande Grève et pour donner un prolongement à la mobilisation autour des réformes de structures et du fédéralisme, Louvet participe au film Hiver 60 de Thierry Michel ; à La Louvière, Louvet crée, avec son épouse, la troupe du Théâtre prolétarien qui joue LeTrain du bon Dieu, qu’il vient de réécrire en intégrant des éléments liés aux événements. Dès 1961-1962, ce projet fédère des comédiens amateurs, contestataires, intellectuels ou ouvriers, syndiqués ou non, venant des Laminoirs de Longtain ou de la SNCB. Jusqu’à la fin des années 1960, Louvet est dans l’action militante : choisissant de quitter le PSB (au moment du congrès des incompatibilités, 1964) pour rester fidèle à La Gauche et au programme du Mouvement populaire wallon, pourtant opposés, il intègre le Parti wallon des Travailleurs (il est d’ailleurs candidat aux élections législatives de mai 1965) jusqu’à la dissolution de la régionale du Centre et sa rupture avec la IVe Internationale. Ses pièces de l’époque (L’An I, Mort et résurrection du citoyen Julien T) reflètent ses engagements citoyens. Renonçant à l’idée de fonder un théâtre professionnel malgré plusieurs tentatives, orphelin politique, il ne va plus ensuite se consacrer qu’à la seule écriture, en s’attelant à l’enraciner en Wallonie. Au milieu des années 1970, Conversation en Wallonie connaît un vrai succès.

Avec les années 1980, est lancé le Studio-Théâtre, troupe composée de comédiens non professionnels, où chacun est libre d’écrire sa propre pièce de théâtre ; ce projet se structure et se renforce progressivement. Jusqu’à son dernier souffle, Jean Louvet reste l’animateur principal de cet espace culturel qui interroge la société et établit un dialogue avec le public en utilisant la technique directe du théâtre-action. Nombreux seront les acteurs, devenus ses amis, ou ses amis devenus des professionnels, à jouer sur les textes de Jean Louvet et à lui savoir gré d’avoir donné un sens (supplémentaire) à leur démarche artistique (par exemple Franco Dragone).

Dramaturge fécond, Jean Louvet a écrit une trentaine de pièces dont les textes sont aujourd’hui quasiment tous rassemblés dans les six volumes publiés dans la collection Archives du Futur, par AML éditions. Soucieux d’entretenir la mémoire wallonne, il a choisi d’évoquer aussi bien les événements sociaux de la fin du XIXe siècle, que la tuerie de Courcelles (1944), le drame du Bois du Cazier (1956) et l’important Congrès national wallon d’octobre 1945 (Le Coup de Semonce), en passant par l’évocation de Julien Lahaut, Georges Simenon ou le curé Pierre Harmignie. 

Boudé dans son pays pendant de nombreuses années, réduit à l’étiquette de brechtien malgré lui ou de porte-parole du prolétariat wallon, Louvet est apprécié sur la scène internationale en raison de la richesse et de la variété de son écriture pour le théâtre. Alors qu’il joue en Flandre, à Berlin ou à Paris, les portes restent fermées en Wallonie et, à Bruxelles, seul le « Jeune Théâtre » lui apporte son soutien. Sur le tard, le talent du dramaturge est progressivement reconnu « en son pays ». En 1985, le Prix triennal d’écriture dramatique honore l’auteur de L’Homme qui avait le soleil dans sa poche. Prix de la SACD (1984), Prix André Praga (1990), Prix Bologne-Lemaire du Wallon de l’Année 2002, Officier du Mérite wallon (2011), Jean Louvet reçoit, en avril 2015, en même temps que Jean-Marie Piemme, le Prix quinquennal de littérature, couronnant l’ensemble de son œuvre, prix attribué par la Fédération Wallonie-Bruxelles.

Ayant renoncé, au début des années 1970, à mener une activité au sein d’une formation politique, Jean Louvet apporte par son écriture une contribution active à l’émergence d’une Wallonie démocratique et progressiste. Il en assume pleinement la responsabilité, à la fin des années 1970, moment où il s’affirme comme un écrivain wallon. On lui attribue la rédaction du Manifeste pour la Culture wallonne (1983), texte cosigné par plusieurs dizaines d’intellectuels et dans lequel il donne une définition de la citoyenneté wallonne tout en revendiquant la maîtrise de la politique culturelle par la Région wallonne. Vingt ans plus tard, un second Manifeste invite les parlementaires wallons à se saisir de tous les pouvoirs et de toutes les compétences de la Communauté française, afin que le processus de reconversion économique de la Wallonie soit accompagné de mesures complémentaires en matière de culture, d’enseignement, de recherche fondamentale et de médias publics. Dans la foulée, s’est constitué en asbl le Mouvement du Manifeste wallon (avril 2004) que va présider Jean Louvet jusqu’à son décès : le Mouvement organise notamment un Congrès sous la forme d’une Assemblée wallonne le 29 février 2008 à Namur et rend public un Livre Blanc pour la Wallonie (16 septembre 2008), finalisé en mai 2009, avec comme sous-titre : Pour une Wallonie maîtresse de son destin.

 

Ses pièces de théâtre

Le Train du bon Dieu (1962)
L’An un (1963)
Mort et résurrection du citoyen Julien T. (1967)
L’Aménagement (1970)
À bientôt, Monsieur Lang (1970)
Les Clients (1974)
Le Bouffon (1974)
Conversation en Wallonie (1978)
La Farce du sous-marin (inédit, circa 1980)
L’homme qui avait le soleil dans sa poche (1982)
Un Faust (1985)
Le Grand Complot (1990)
Jacob seul (1991)
Un homme de compagnie (1992)
Le Sabre de Tolède (1993)
Simenon (1994)
La nuit de Courcelles (1994)
L’annonce faite à Benoît (1996)
Le Coup de semonce (1995)
Madame Parfondry est revenue (1998)
Devant le mur élevé (2000)
Ma nuit est plus profonde que la tienne (2003)
Pierre Harmignie, numéro 17 – Prêtre (2005)
Un goût de menthe poivrée (2006)
Bois du Cazier (2006)
Le Rebelle de Cométra (2008)
Le Chant de l’oiseau rare (2012)
Comme un secret inavoué (2013)
La Souffrance d’Alexandre (2014)
Une soirée ordinaire (2014)
Tournée générale (2015)

 

Sources

Centre de Recherche & Archives de Wallonie, Institut Destrée, Revue de presse (-12/2024) 
Paul DELFORGE, Encyclopédie du Mouvement wallon, Charleroi, Institut Destrée, 2001, t. II, p. 1047-1048
Jean LOUVET, Le fil de l’histoire. Pour un théâtre d’aujourd’hui, Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain, 1991, Chaire Poétique n°5
Armand DELCAMPE, Au fil de l’histoire de Jean Louvet, Lansman éditeur, 2016.
Luc et Jean-Pierre DARDENNE, Regarde Jonathan/Jean Louvet, son œuvre, Liège, asbl Dérives, 1983